Julia de Funès: “60% des réunions ne servent strictement à rien.”
Conférencière et philosophe de l’entreprise, Julia de Funès fustige le management “moderne” qui fait souvent fuir les meilleurs.
C’est un soir d’automne au Mudam. Julia de Funès intervient devant un parterre de patrons et de présidents de chambres professionnelles, réunis par la Confédération luxembourgeoise du commerce (clc) pour sa «Journée des Présidents». La conférencière et philosophe de l’entreprise leur donne une leçon de management. Elle questionne, bouscule les esprits et livre ses recettes pour permettre aux entreprises de ne plus perdre leurs talents.
Julia de Funès, pourquoi les entreprises s’évertuent-elles à bâtir des organisations qui font fuir les meilleurs alors que leur principal objectif devrait être d’attirer les talents?
D’abord je tiens à préciser que ce ne sont pas “les meilleurs” au sens élitiste ou diplômé du terme, mais je me réfère aux salariés qui ont envie d’agir et d’aller de l’avant pour leur entreprise. Ce que l’on constate parfois aujourd’hui, c’est que le management n’est plus adapté aux compétences actuelles des individus et surtout à la façon de travailler des jeunes talents. Il y a un décalage entre les techniques de management du XXe siècle et les modèles de fonctionnement du XXIe siècle qui doivent être plus fluides, plus sensés.
Ces nouveaux modes de fonctionnement ont changé la donne…
Partout dans le monde, le marché du travail est en mutation. Aujourd’hui, les salariés ont absolument besoin de voir la finalité de leur travail; les métiers sont devenus tellement techniques et spécialisés que les salariés ne voient même plus le fruit de leur travail. Ces dysfonctionnements posent plusieurs questions: Comment redonner du sens au travail, comment donner de l’autonomie aux salariés? A mon sens, il est urgent de laisser les travailleurs exprimer librement leur intelligence critique.
C’est une tendance qui devient de plus en plus prégnante?
Ces nouvelles aspirations viennent d’un nouveau sens du travail. Avant, travailler était une finalité en soi: on travaillait, on se réalisait et c’était le but de l’existence. Aujourd’hui, on travaille pour s’éclater et s’épanouir, pour les plus jeunes générations en tout cas. Le travail est devenu un moyen, alors qu’il était une fin en soi lors des décennies précédentes. Ces aspirations expliquent aussi en partie le mouvement qui est en train de se développer en France autour de la loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises). Celle-ci met les entreprises face à leurs responsabilités, avec des attentes sociétales de plus en plus fortes.
Les entreprises ne peuvent donc plus ignorer les aspirations de leurs salariés?
Les entreprises sont justement en train de se questionner, et c’est une très bonne chose de fait, parce qu’elles sont tombées dans une idéologie procédurale malsaine: il faut exécuter plus qu’entreprendre, s’agiter plus qu’agir, suivre des procédures plus que s’autonomiser.
Le résultat est sans équivoque: les salariés en souffrent énormément. Aujourd’hui, quand on travaille dans une grande entreprise ou grande banque, en tout cas en France, ce n’est plus le graal, mais une corvée! Ce n’était pas le cas pour ma génération. Cela s’est inversé parce que le mode de fonctionnement des grandes entreprises n’est parfois plus adapté aux aspirations individuelles actuelles.
Quelles sont selon vous les principales sources d’insatisfaction en entreprise?
Le manque de sens et d’autonomie, l’inflation de process, le manque de flexibilité et de fluidité.
Comment remédier concrètement à ces dysfonctionnements insensés, souvent sources de burn-out?
Il faut autonomiser les salariés, les responsabiliser, élargir parfois le périmètre de leur travail. Il faut ensuite décloisonner, parce qu’il y a énormément de strates managériales au sein des grandes entreprises.
Enfin, il faut remettre le sens du travail au cœur du fonctionnement de l’entreprise. Aujourd’hui beaucoup de gens travaillent en ne sachant absolument pas pourquoi ils vont travailler; ils ne voient pas la finalité de ce qu’ils sont en train de faire, ce qui est absurde. Il faut donc absolument redonner du sens aux fonctions et arrêter les process débilisants, comme les réunions inutiles par exemple. Il faut savoir que 60 % des réunions ne servent strictement à rien! Or, nous vivons dans un monde où il faut respecter les process. On est dans une idéologie sécuritaire: pour minimiser les risques, il faut procéduriser. Mais cela n’a aucun sens.
Je ne dis pas que les process sont complètement inutiles, mais quand on tombe dans l’excès, cela devient absurde. Ce n’est pas avec des formations débilisantes où les gens s’amusent, font du Lego ou du Kapla ensemble pour voir s’ils ont l’esprit créatif, que l’entreprise de demain sera le lieu de l’innovation et de la performance. Je ne parle même pas du bonheur ou du bien-être en entreprise qui est le summum de l’absurde.
Vous n’y allez pas un peu trop fort?
L’entreprise aujourd’hui doit absolument rendre les gens heureux, sauf qu’on oublie souvent un constat: il n’y a jamais eu autant de mal-être dans les entreprises qu’aujourd’hui, alors que jamais les managers et les entreprises n’ont fait autant d’efforts pour le bien-être des salariés. Cela veut bien dire qu’on vise mal, qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Très souvent, on réduit le bien-être des collaborateurs à de l’artifice “bonheuriste”.
Quelle est alors la bonne réponse à apporter à ce mal-être?
L’essentiel pour moi réside dans le sens, l’autonomie et la reconnaissance des collaborateurs. Malheureusement, aujourd’hui on ne veut pas trop s’attaquer à ces sujets-là parce que c’est beaucoup plus compliqué. Donc on remplace avec des babyfoots, des formations ludiques et des Chief Happiness Officer.
Depuis une dizaine d’années, le concept “d’entreprise libérée” trace son sillon, notamment en France. Utopie à la mode ou organisation du futur?
L’entreprise libérée peut fonctionner à petite échelle, mais si vous mettez 50.000 personnes en entreprise libérée, cela ne marche pas. Il y a, certes, du bon à prendre dans l’entreprise libérée en termes d’autonomie et de fluidité, néanmoins, un peu d’hiérarchie et d’autorité me semblent absolument nécessaires pour embarquer des équipes vers un projet commun.
Le management est-il aujourd’hui en crise?
Absolument et la raison principale de cette crise de sens dans les entreprises est liée au fait que c’est la concurrence généralisée qui mène la danse. En d’autres termes, c’est darwinien: si l’entreprise ne performe pas économiquement, elle disparaît. Donc pour résister financièrement et économiquement, l’entreprise est obligée de moderniser et de techniciser ses métiers.
Mais la technique est un moyen et jamais une fin en soi. Quand les métiers se technicisent, les salariés perdent de vue la finalité et cela est une source de souffrance. On ne parle d’ailleurs plus beaucoup de métiers, mais on demande ‘quel est ton poste?, quelle est ta fonction?’ On voit bien que ça se technicise même au niveau du vocabulaire.
N’est-ce pas un peu inéluctable dans le processus de transformation numérique des entreprises?
Aujourd’hui, les entreprises cherchent des réponses à ce problème, parce qu’elles sont acculées, elles constatent que les jeunes générations ne viennent pas forcément postuler chez elles. Les grandes entreprises sont confrontées à beaucoup de problèmes de recrutement et de fidélisation. Elles sont donc bien obligées de se remettre en question afin d’attirer les talents.
Aujourd’hui, dire à un candidat potentiel qu’il ‘va faire partie de la plus grande entreprise leader sur le marché sur ce type de produit’ ne fait plus rêver personne. Il est nécessaire de trouver un sens à l’entreprise qui aille bien au-delà de la seule performance économique.
C’est tout le travail des managers aujourd’hui, à mon sens. Il faut redonner aux collaborateurs le sentiment d’agir, d’être actifs et acteurs de leur vie professionnelle. Avoir un sentiment de soumission et subir sa vie, c’est très nocif et dévitalisant pour les salariés.
Julia Florence de Funès de Galarza, dite Julia de Funès (1979), est philosophe et auteur. Elle est la petite-fille de l’acteur comique Louis de Funès (1914-1983). Titulaire d’une double formation en philosophie (Doctorat) et en management des ressources humaines (Dess RH), Julia a commencé son parcours comme chasseuse de têtes avant de retourner vers sa passion initiale, la philosophie. Elle a coécrit avec l’économiste français Nicolas Bouzou le livre “La comédie (in)humaine” dans lequel elle part en croisade contre l’absence de sens qui paralyse nos sociétés. Julia de Funès vient de sortir un essai intitulé “Développement (im)personnel” dans lequel elle dénonce l’arnaque de la psychologie positive.