Nommée Défenseure des droits en 2020, la journaliste et militante Claire Hédon dresse un état des lieux sans concession des discriminations au travail, en particulier celles liées à l’activité syndicale.
Quelles sont les missions dévolues au Défenseur des droits ?
Créée en 2011 et inscrite dans la Constitution, le Défenseur des droits est une autorité administrative indépendante chargée de défendre les droits et les libertés. La structure compte 230 collaborateurs et près de 540 délégués présents sur l’ensemble du territoire national. Notre fil rouge quotidien, c’est la protection des droits. Nous traitons gratuitement, de manière confidentielle, les réclamations qui nous sont adressées sur cinq champs de compétences : la défense des droits des usagers des services publics ; la défense des droits de l’enfant ; la lutte contre les discriminations ; le respect de la déontologie des professionnels de la sécurité ; l’orientation et la protection des lanceurs d’alerte. Nos équipes traitent en moyenne 100 000 réclamations par an, dont seulement 5 000 concernent les discriminations.
Le Défenseur des droits, qui peut être amené à faire des observations devant les tribunaux, œuvre également en faveur de la promotion de l’égalité et de l’accès aux droits. Cela passe notamment par des actions de sensibilisation auprès du grand public et des employeurs, et par des propositions en vue de futures lois.
Vous avez été nommée en juillet 2020, succédant à Jacques Toubon. Quelle est votre feuille de route pour la mandature ?
La première de nos priorités est sans aucun doute la jeunesse, particulièrement touchée par la crise et les discriminations, et qui a du mal à faire valoir ses droits. Parmi les autres priorités, il s’agit aussi d’agir plus efficacement sur les difficultés accrues rencontrées par les usagers dans leurs relations avec les services publics (démarches administratives, fracture numérique…), et de travailler sur la continuité et l’interdépendance des droits pour les populations les plus fragiles.
L’instance a lancé, en février dernier, une nouvelle plateforme : antidiscriminations.fr. En quoi consiste-t-elle ?
Il s’agit d’un service de signalement et d’accompagnement des victimes de discriminations. Doté d’un numéro de téléphone (39 28), d’un tchat et d’un accès sourds ou malentendants, il est destiné aux personnes victimes ou témoins de discriminations, quel qu’en soit le motif (origine, handicap, sexe) et le domaine (emploi, logement…). Nos juristes accompagnent gratuitement les personnes pour les rétablir dans leurs droits avec un premier niveau de prise en charge et une qualification juridique. La démarche peut déboucher sur une saisine. Sinon, nous orientons la personne vers les interlocuteurs institutionnels compétents dont les associations et les syndicats.
En 2019, le Défenseur des droits, dans son baromètre annuel, avait mis en exergue la problématique des discriminations liées à l’activité syndicale. Où en est-on ?
Nous observons une hausse des sollicitations, qui représentent 4,5 % des saisines traitées par le Défenseur des droits en matière de discrimination. Dans notre dernier baromètre de la perception des discriminations publié avec l’OIT, les discriminations syndicales, qui étaient respectivement évoquées par 11 % (secteur privé) et 13 % (secteur public) des victimes de discriminations en 2013, sont passées à 19 % et 14 % en 2020. C’est donc un phénomène répandu et persistant : en 2019, 46 % des personnes syndiquées indiquaient avoir déjà été victimes de discriminations, souvent en lien avec l’évolution de carrière et une dégradation des conditions de travail.
Autre fait notable : le risque élevé de mesures de rétorsion de l’employeur à l’encontre d’une personne syndiquée en cas de recours intenté par cette dernière. Tout ceci contribue à dissuader significativement les salariés de s’engager dans une activité syndicale, avec des impacts négatifs sur le dialogue social. Notons par ailleurs l’importance croissante des organisations syndicales en tant que recours pour les victimes de discriminations au sens large.
De combien de dossiers êtes-vous saisie concernant les discriminations syndicales et quels en sont les principaux motifs ?
En 2018, le Défenseur des droits a reçu 223 saisines. En 2019, le chiffre a bondi à 328 avant de reculer en 2020 (241), probablement sous l’effet des confinements. Sur l’année en cours, nous avons dépassé, à mi-avril, la centaine de dossiers. Le premier motif est clairement la pénalisation en termes d’évolution de carrière (promotion et rémunération). Viennent ensuite les situations de harcèlement, la dégradation des conditions de travail (aménagement du poste, horaires, contrôles exacerbés, collaborateurs poussés à la faute…) et le non-renouvellement de contrat dans la fonction publique. Il y a d’ailleurs souvent un cumul de ces critères pénalisants pour les personnes syndiquées par rapport à leurs collègues sur des postes à situation comparable.
Quelles sont les populations de salariés les plus touchées par les discriminations syndicales ?
Parmi la population syndiquée, si 53 % estiment que des personnes sont souvent ou très souvent discriminées en raison de leur activité syndicale, les hommes ont plus tendance à le mettre en avant (60 %) que les femmes (44 %). Par ailleurs, être syndiqué et faire face à des situations difficiles – problèmes de santé, handicap, prise en charge d’une personne proche dépendante – augmente le risque de déclarer une discrimination syndicale. D’autant que l’activité syndicale reste encore aujourd’hui parfois assimilée à de l’absentéisme par certains employeurs.
Depuis 2016, le législateur a ouvert aux organisations syndicales la possibilité de mener des actions de groupe face aux discriminations. Qu’en est-il ?
Le Défenseur des droits peut être saisi dans le cadre d’une action de groupe comme c’est le cas par exemple chez Safran, dont le dossier judiciaire est en cours. C’est une véritable avancée dans l’arsenal législatif pour lutter contre les discriminations, même si la loi n’a pas encore complètement défini les modalités pour que cette approche soit pleinement efficace, en particulier sur le volet de l’égalité professionnelle. Ce sont, qui plus est, des recours coûteux qui requièrent une mobilisation importante.
Comment lutter plus efficacement contre les discriminations au travail ?
La situation est très difficile à vivre pour les personnes qui en sont victimes. Les discriminations minent la confiance envers notre société. Il est de la responsabilité des employeurs, en concertation avec les organisations syndicales, de mettre en place des outils de prévention et de suivi, par exemple pour corriger les écarts ou les décrochages impactant la carrière des salariés et des représentants du personnel. On pourrait aussi s’inspirer, même s’il n’est pas parfait, de l’index de l’égalité hommes-femmes mis en place en entreprise, et le décliner sur d’autres sujets de discriminations, notamment l’origine.
Pour une victime, quand la voie amiable s’avère impossible, les recours judiciaires et administratifs doivent être véritablement investis. C’est toute la question – au civil, pas au pénal – de l’aménagement de la charge de la preuve au profit des personnes s’estimant discriminées. Si la personne apporte un faisceau d’indices laissant présumer qu’elle a subi un traitement défavorable, c’est à l’employeur de démontrer que ce traitement n’est pas fondé sur un critère de discrimination. Outre le Défenseur des droits et les tribunaux, les personnes peuvent saisir les organisations syndicales et l’Inspection du travail ainsi que, s’agissant de la fonction publique, le tribunal administratif.
Les sanctions à l’encontre des employeurs sont-elles à la hauteur ?
Le montant des réparations ordonnées par les juges n’est pas assez dissuasif. Et le fait que les dommages et les dédommagements soient souvent trop faibles n’incitent pas les entreprises à agir efficacement… Quant aux plaintes au pénal, elles sont rares et la preuve de la discrimination est aussi plus difficile à rapporter.
En début d’année, le Conseil d’État a donné son feu vert aux décrets controversés autorisant le fichage politique et syndical. Qu’en pensez-vous ?
Le Défenseur des droits a été saisi pour une réclamation sur le fichage syndical. Le dossier étant en cours, je ne vais pas le commenter sinon rappeler que cette problématique du recueil et du traitement de données sensibles dans des fichiers de l’État n’est pas nouvelle, et qu’elle n’est pas sans poser de nombreuses questions relatives aux droits fondamentaux des usagers.
Propos recueillis par Mathieu Bahuet